"La voie est libre". Le rituel est immuable. Non. Pas un rituel : une procédure. Le chef de gare s'avance vers la locomotive et rend la fiche de circulation au mécanicien en prononçant "La voie est libre". Ainsi, il annonce que le train peut s'aventurer en toute sécurité sur la prochaine section de la voie unique, sans risque de percuter un autre convoi.
Oh ! C'est sûr que des trains il n'y en plus beaucoup à croiser, dorénavant. Car le temps de la splendeur semble révolu pour les 1259 kilomètres de rails à écartement métrique reliant Dakar à Koulikoro, via Bamako. Désormais, si l'on excepte un convoi de fret quotidien, le célèbre "Express Dakar Niger" ne part plus qu'une fois par semaine. Et encore, avec, à chaque fois quelques jours de retard. L'emprunter, c'est pénétrer dans un monde de wagons en ruines, de gares désaffectées, de locomotives en panne, un monde qui se déplace à 10 Km/heure sous 48° à l'ombre, ou les arrêts durent plusieurs heures, ou les rails "flambent" et les trains déraillent.
Autant prévenir tout de suite : pour pittoresque qu'il soit - on entend d'ici les toubabs qui l'empruntent en affirmant joyeusement : c'est ça l'Afrique ! - ce qu'est devenu ce chemin de fer n'a absolument rien de réjouissant. Bien au contraire. Sans ne tuer ni ne blesser personne, sa décrépitude laisse quand même sur la touche toute une société, commerçants vivant de l'économie informelle greffée autour des gares, ou cheminots des dépôts et de la voie. En ce sens, la lente désaffection d'un train, qu'il parcoure la plus lointaine des vallées Pyrénéennes, le fin fond des villages perdus de l'Oural, ou les plaines arachidières de l'Afrique, est toujours le témoin d'une reculade. Ainsi, les rails tordus du Dakar Niger, au cœur de l'Afrique, ne sont qu'une illustration de la répulsion du monde libéral à l'idée de service public. En cela, la désuétude ferroviaire du Sénégal et du Mali revet donc une portée universelle.
Imaginé et édifié par la France coloniale au prix de sacrifices humains terribles, le réseau Dakar-Niger fut d'abord un objet d'asservissement militaire et économique de l'AOF exploité et dirigé par des Blancs. Mot "exploité" trouve tout son sens car les cheminots Noirs travaillent sur la ligne dans des conditions d'asservissement terrible au profit de la tutelle coloniale. Cependant, ils sont nombreux et s'organisent dans un syndicat qui les ménéera à une grève historique en 1947. Durant six mois, les trains s'arrêtent. La solidarité s'organise. On comprend bien que la revendication d'égalité "à travail égal, salaire égal", dépasse largement le cadre catégoriel du rail pour préfigurer la volonté d'indépendance des peuples Maliens et Sénégalais.
Les Français finissent par céder. De cette façon, les deux pays se réapproprient la ligne qui devient un symbole national de l'émancipation africaine.
Hélas, gangréné par la corruption et l'effondrement économique de l'Afrique, sur injonction de la Banque mondiale, le réseau est privatisé en 2003, vendu à un fond d'investissement Franco Canadien, pour qui le service voyageur, le service du public, est un poids non rentable.
Un siècle plus tard des blancs sont donc revenus dans les locaux de direction. Les trains, eux, sont en ruine, ils n'ont jamais roulés aussi lentement, et surtout, dorénavant, ils déraillent…
Qu'il faille attendre trois jours que le train parte, qu'il roule à 10 km/heure sur les 1200 km qui séparent Dakar de Bamako, qu'on remette le train sur les rails, les passagers eux, n'ont qu' à attendre.
Quelques personnalités, ingénieurs ou syndicalistes ont vite mesuré les dangers de la privatisation du réseau, fort de la constatation qu'une privatisation ne se fait jamais sur une autre base que la recherche de bénéfices, le profit étant par essence allergique à l'idée même de "service public".
Le Dr Tiecoura Traoré, ingénieur du chemin de fer Malien, a été licencié en 2003, dès la privatisation du réseau, puni pour avoir fondé Cocidirail (Collectif Citoyen pour la défense et l'intégration du rail). Depuis, il n'a de cesse de lutter pour la réappropriation par les états de la ligne, afin de sauver les villages, les cheminots, et l'énorme économie informelle greffée autour du passage de l'express. Au Mali et au Sénégal, deux pays pauvres on comprendra que cet enjeu puisse concerner toute une population. Cependant, T. Traoré inscrit sa lutte dans le cadre plus global de ce développement tronqué proposé à l'Afrique qui consiste à piller ressources et services au nom d'une nécessaire libéralisation. En ce sens chacun aura remarquer que Mondialisation rime avec Colonisation…
Vincent Munié - Survie
Montage : Xavier Franchomme
Image : Vincent Munié
Son : Gérard Mailleau
Production : Les Poissons Volants
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2007 | Festival Résistances | FOIX, France | 05>08 juillet 2007 | http://festival.resistances.free.fr
* Sélection
2007 | Festival Cinérail | PARIS, France | Février 2007
* Prix du festival
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